Sixtine de Thé : une beauté silencieuse

Sixtine de Thé est étudiante aux Beaux Arts de Paris. Entre film, photographie et moulage, elle accorde une grande importance au processus de création. L’envers du décor. Les brouillons, les tentatives, les œuvres ratées, l’artiste les conserve précieusement, tels les témoins de sa réflexion sur le corps et la mémoire.

Sixtine de Thé.

On considère souvent l’œuvre d’art comme une entité pérenne : gravée dans nos mémoires, immobile dans son cadre, on la contemple exposée comme si elle l’avait toujours été. On oublie qu’avant cela, l’œuvre est passée à l’épreuve de l’artiste. Retouchée, martelée, arrachée, il faut bien, avant d’être chef-d’œuvre, passer au crible de la main d’œuvre. 

Mais pour en avoir le cœur net, j’ai opté pour un retour aux sources. Passant les portes des Beaux-Arts de Paris, j’eu droit à une visite des ateliers de moulage, de modelage, de forge et de mosaïque à Saint Ouen. Œuvres achevées, œuvres ratées, œuvres à moitié, tout s’y mêle dans une ambiance de franche camaraderie. 

Cette belle découverte, je la dois à Sixtine de Thé. Artiste et photographe de talent, c’est elle qui, chaleureuse et passionnée, m’a conviée à venir la voir travailler. Ses créations – comme ses inspirations – brisent l’intemporelle frontière séparant abstrait et figuratif au profit d’une beauté silencieuse. Au rythme des pinces et des marteaux, elle a répondu à mes questions. Rencontre, la main à la pâte. 

Comment es-tu devenue artiste ? 

C’est une question que je me pose souvent. Je ne sais pas quand on devient artiste à proprement parler, mais disons que j’ai mis du temps à franchir le pas des études d’art. Je ne me sentais pas assez mature pour rentrer dans une école comme les Beaux-Arts après mon bac. J’ai donc commencé par des études de Lettres et d’Histoire de l’art. À la fin de mon Master de Recherche, je me suis dit que c’était le moment ou jamais pour passer le cap. Devenir artiste m’était toujours apparu comme une forme d’horizon logique, un destin qui allait finir par se réaliser. Mais là, je me suis rendu compte qu’il fallait quand même que je donne un petit coup de pouce au destin ! Je me suis donc enfin replongée dans des projets plus directement plastiques, j’ai passé les concours des écoles d’art. Et me voilà, depuis 4 ans maintenant, aux Beaux-Arts de Paris. 

Après, j’ai toujours beaucoup dessiné, beaucoup pris de photos et j’ai toujours eu, je crois, une sorte de monde intérieur assez riche, que je me suis efforcée de développer lors de mes études précédentes. Mais depuis que je suis aux Beaux-Arts, je sens que mon travail se développe: j’ai acquis une certaine légitimité technique, je participe à des travaux et des discussions collectives, j’essaie de sortir d’une forme de zone de confort. Faire partie d’un atelier engage à devoir présenter son travail, à parler de ses projets, de ses intuitions, de son rapport aux autres œuvres (souvent littéraires dans mon cas).

Toi qui a étudié l’Histoire de l’art, quels sont les artistes et courants desquels tu te sens le plus proche…

J’ai toujours été passionnée par l’émergence de ce qu’on appelle la « modernité » dans la deuxième moitié du XIXe, par la conquête qu’elle représente dans son rapport au réel et comment elle a contribué à faire évoluer le statut de l’œuvre d’art. Puis, au tournant du XXe, les influences littéraires et mystiques, la question de l’abstraction. Tout ce qui permet de se détacher de l’anecdote et du sujet, tout en conservant un ancrage dans le réel. Je m’intéresse aussi beaucoup à certains objets archéologiques, à l’art de la Préhistoire, à l’art roman que j’aime par-dessus tout, à la photographie criminelle du XIXème siècle, à certains objets anthropologiques et religieux. En fait, tous les objets qui manifestent une charge de désir, de fantasme. On connaît la réaction de Picasso à sa première visite du Musée Ethnologique du Trocadéro, telle qu’il la raconte à André Malraux : il confie qu’à la suite de cette visite les Demoiselles d’Avignon de Picasso (1905) se sont révélées être « sa première toile d’exorcisme », que l’artiste était cette espèce d’ « intercesseur »… C’est en partie le rapport que j’entretiens avec les images. Tous les objets empreints d’une forme de magie me fascinent. 

Comment peut-on envisager la place du spectateur dans ton travail ? 

Je ne suis pas sûre de pouvoir donner une réponse tranchée, même si c’est une question que nous abordons beaucoup avec mes camarades. Ce que je peux en dire, c’est que, travaillant dans l’atelier vidéo d’Angelica Mesiti ( ndlr, a représenté l’Australie à la Biennale de Venise en 2019 ), j’ai pu discuter avec elle de l’exposition qu’elle a réalisée au Palais de Tokyo en 2019 – « Quand faire c’est dire. » : la vraie justesse de cette exposition, au-delà du rythme et de la beauté des œuvres, était de s’adresser à tout le monde, de laisser entrer qui veut. Il y avait même une exigence assez remarquable dans le rapport corporel qui s’engageait entre le regardeur et les œuvres d’art. L’important, c’est d’avoir un rapport assez sensoriel avec les œuvres, d’interagir de la manière la plus inclusive possible. C’est du moins une donnée à laquelle j’essaie de penser dans mon travail.

Tu travailles, de manière assez plurielle, une abstraction tout à fait fascinante. Une façon pour toi de laisser libre cours aux sens et à l’imagination de chacun ? 

La projection, c’est vrai, tient une place assez importante dans mon travail, au même titre que la question de l’apparition, de la mémoire et la pauvreté des images. Mais ce que je trouve intéressant, c’est que tu dises que je travaille de manière abstraite. Je peux te répondre que si le résultat l’est effectivement, la manière dont je travaille et les techniques que j’utilise ne le sont absolument pas ! Il y a toujours un point de départ assez documentaire : grâce à la photo, à la vidéo, au moulage. Il n’empêche que l’idée finale reste effectivement de créer des brèches, de laisser planer une fiction pour que les gens trouvent une liberté d’imaginer. 

Mais entre techniques documentaires et œuvre de fiction, il demeure quand même un paradoxe, non ?

Sans doute. Et c’est en fait au cœur de ce paradoxe que je me situe. Je sais que les choses qui m’émeuvent sont des choses qui existent. Je ressens une émotion particulière à observer des choses qui me semblent étranges mais qui le sont justement parce qu’elles se donnent de manière aussi documentaire et réelle. 

J’ai filmé, par exemple, des cages thoraciques : le cadrage ne révélait rien d’autre qu’un symptôme très simple, le battement cardiaque que l’on apercevait à l’ouverture des côtes. Et cependant, en observant cette peau en gros plan, on y voyait aussi, j’espère, comme une carte, un paysage. Dans toutes les opérations filmiques ou photographiques, je cherche à traquer la possibilité d’une apparition, un afflux de sang, une sorte de rougissement venant de l’intérieur. Pareil avec les cicatrices, les tâches dont la peau garde la mémoire. 

C’est aussi pour ça que je suis émue par la pellicule photographique ; c’est littéralement un support qui vient s’impressionner grâce à l’action de la lumière, qui vient enregistrer des choses qui existent dans le réel, mais qui conserve toujours quelque chose de magique. L’analogie peau-pellicule est quelque chose de très important dans mon travail. 

En étudiant ton travail avant cet entretien, le terme de « beauté silencieuse » m’est apparu presque naturellement.Qu’en penses-tu ? 

L’expression me touche beaucoup. Ce sont des choses sur lesquelles j’aime beaucoup travailler… les choses muettes, silencieuses, pas bavardes, oublieuses en un sens. Un bon exemple serait sans doute le travail que j’ai réalisé sur des bustes de mannequins du Musée des Arts Décoratifs de Paris. En fait, quand les équipes du musée souhaitent exposer des vêtements, ils prennent toutes les mesures, en creux, et viennent ensuite adapter les mannequins sur lesquels ces vêtements seront présentés. Au-delà donc d’une morphologie historique donnée, ce sont les corps qui les portent qui sont reconstitués à partir de ces rembourrages de ouate. Ce que j’ai trouvé bouleversant, tu vois, ce sont ces coutures, ces sutures qui viennent recréer des corps disparus. Ils ont des allures de dépouilles, et pourtant ils constituent une manière de pallier à la disparition, d’où peut-être la sensation de recueillement que les photos dégagent. 

Parlons de ton œuvre, « Ex voto » : des tirages photographiques sur lesquels apparaissent un motif répétitif, celui d’un visage de femme…

Initialement ces tirages étaient des documents de travail et ce titre « ex-voto » n’était qu’un surnom que je leur donnais. Quand on fait du tirage argentique, on doit d’abord faire des bandes tests pour déterminer la bonne exposition, le bon temps de pose. Ces morceaux de papier constituaient seulement des tests, le projet final étant de réaliser un tirage sur la paume de ma main. Puis, à la vue de ces bandes tachetées, abimées, dont le noir avait bavé de partout, j’ai finalement trouvé quelque chose d’intéressant. Ce sont des images distraites, des rebuts, mais elles ont une vie organique propre qui me trouble. 

Au cœur de ce projet, il y a surtout un processus qui n’a pas marché. C’est quelque chose qui est devenu assez obsessionnel, puisque le tirage sur la main avait marché une première fois, puis plus du tout par la suite… Mais, de nature assez têtue, j’ai décidé de continuer (rires). C’est dans cette répétition un peu douloureuse – d’où la dimension assez rituelle du projet – que l’intérêt s’est créé, et c’est pour cela, qu’avec Alexandra de Saint Blanquat, nous avons décidé d’en réaliser un court film. Face au silence de l’image qui refusait d’apparaître, face aux dysfonctionnements chimiques, je voulais répéter, embrasser cette résistance et ce mutisme.

Évidemment parfois, ça me rendait folle ! Mais je pense que dans tout travail, il y a des états de fait qu’il faut accepter, car ils constituent l’intimité paradoxale de l’œuvre. J’ai trouvé que ces images répétées étaient belles car il y apparaissait quelque chose de volé. Un photographe est toujours un peu un voleur, non ? (rires).

Les modèles, les inspirations, les corps. C’est un art assez féminin que tu mets en avant…

Je n’aimerais pas être définie comme une artiste femme. Par ailleurs, le fait que la plupart des corps que je mets en scène soient des corps de femmes est tout à fait fortuit. Après, j’ai une exigence de lisibilité des images à laquelle se prêtent peut-être mieux certains corps ou certains visages de femmes. Mais c’est une question intéressante, il y a sans doute des rapports implicites entre la question du genre et celle de la mémoire, de la réminiscence. Les vêtements présentés au Musée des Arts Décoratifs sont généralement des vêtements de femmes : ainsi les bustes que j’ai photographiés sont féminins. 

D’autre part, j’ai été confrontée à l’idée que les femmes – historiquement ou socialement – seraient celles qui se souviennent. J’ai passé l’été dernier quelques mois en résidence d’artiste à Beyrouth. J’ai assisté à des réunions et des manifestations pour le droit à la mémoire des 17 000 disparus de la guerre civile. Il n’y avait presque que des femmes, et toutes exhibaient des photographies des disparus (kidnappés, tués..) – tous des hommes. Il y a ceux qui partent, et ceux qui restent. Ce sont toujours ceux qui restent qui m’intéressent. Après, dans beaucoup d’autres œuvres, j’ai fait en sorte de mettre en scène des corps qu’aucun signalement sexuel ne viendrait définir. C’est une manière d’individualiser qui ne m’intéresse pas. Je préfère travailler sur l’archétype, sur l’idée du corps.

Tes projets pour 2020 ?

J’ai plusieurs projets d’expositions pour les prochains mois : une avec la galerie Bubenberg qui organise une nouvelle édition de leurs « Morceaux Choisis », une exposition collective de jeunes artistes co-organisée par de multiples curateurs, à Paris. Nous préparons aussi une exposition avec l’atelier Mesiti des Beaux-Arts dans un lieu assez saturé comme un gymnase ou une piscine municipale. Pour cela nous travaillons avec une jeune curatrice, Margot Nguyen, rattachée qui fait partie du collectif Diamètre. Et enfin, je prépare un duo show avec Pauline Brami, une amie des Beaux-Arts, pour cet été ou en septembre, dans un lieu encore à déterminer !

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

Instagram : @sixtine.dethe